Début décembre, Joshua Aaron, développeur de l’application ICEBlock, a déposé une plainte fédérale explosive aux États-Unis. Son application permettait aux citoyens américains de signaler la présence d’agents de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement ou service de l’immigration et des douanes des États-Unis) afin d’alerter les communautés concernées. Selon la plainte, le DOJ (le département de la justice américain) aurait fait pression sur Apple pour obtenir le retrait de l’application de l’App Store, au mépris du premier amendement. Cupertino a obtempéré. Et ce faisant, l’entreprise a créé un précédent inquiétant, celui de la censure proactive de discours critiques envers l’État.
L’année 2025 restera sans doute comme l’un des plus grands reculs de la liberté d’expression outre-Atlantique depuis des générations. Sous l’administration Trump, la guerre menée contre l’immigration et les libertés civiles s’est traduite par des tentatives de déportation de chercheurs et d’organisateurs pour leurs opinions politiques, par l’instrumentalisation de la FCC (entité réglementaire indépendante responsable de la régulation inter-états et inter-pays) contre des émissions jugées hostiles et par une pluie de poursuites judiciaires abusives contre des journalistes critiques.
Ces méthodes (restrictions migratoires, régulation brutale, poursuites civiles, procédures de mauvaise foi) ne sont pas nouvelles. Ce qui l’est davantage, c’est la volonté assumée de contrôler les gardiens privés de la parole publique que sont les plateformes numériques. Fin 2025, toutes les grandes plateformes sociales sont désormais totalement ou partiellement contrôlées par des milliardaires américains favorables à l'actuel gouvernement, au moment même où la majorité des citoyens déclarent s’informer principalement via les réseaux sociaux. Cette concentration confère à l’administration Trump un outil redoutable, la modération de contenu, pensée au départ pour protéger le débat en ligne. Dans le cas d’ICEBlock, elle a affirmé (sans preuve) que l’application mettait en danger les agents fédéraux. Apple et Google ont justifié leurs retraits par de prétendues violations de règles internes, allant jusqu’à classifier les agents de l’ICE comme groupe vulnérable. Une interprétation pour le moins surprenante. Les plateformes ont surtout cherché un prétexte pour céder à la pression gouvernementale.
Cette inversion du sens même de la modération (protéger l’État américain contre les critiques plutôt que les populations vulnérables contre les abus) marque un grand changement. Et celui-ci n’est pas inédit à l’échelle mondiale. Des travaux ont montré comment l’Inde de Narendra Modi ou la Thaïlande ont utilisé les règles des plateformes pour étouffer la dissidence. Le scénario américain est donc tristement familier. Une coproduction de l’autoritarisme numérique où l’État n’a même plus besoin d’ordonner, tant les entreprises anticipent et se conforment. Le contraste avec le passé est saisissant. Il y a dix ans, Apple s’opposait frontalement au FBI pour protéger le chiffrement de l’iPhone. Aujourd’hui, l’entreprise retire des applications de son propre chef. Cette docilité pose une question fondamentale, jusqu’où ira cette logique ? Si les agents de l’ICE sont désormais protégés, la critique de leurs actions pourra-t-elle demain être qualifiée de discours haineux ?
Au-delà du droit abstrait à la parole, l’enjeu est concret. Les alertes citoyennes et les vidéos amateurs ont permis de documenter des abus, d’alimenter des enquêtes judiciaires et de contredire les récits officiels. Sans ces traces, la version de l’administration américaine (soigneusement mise en scène par le Department of Homeland Security à coups de vidéos spectaculaires et de campagnes publicitaires coûteuses) devient dominante. En cherchant à faire taire ces outils, elle élimine un concurrent dans la bataille du récit. Et une fois la boîte de Pandore ouverte, rien ne garantit que cette censure par modération ne s’étendra pas encore davantage. Les plateformes ont peut-être agi par opportunisme. Mais désormais, la question est plus de savoir jusqu’où le pouvoir osera aller.